[SON] Pour Karl Emmanuel Weick, un auteur américain dont les travaux traitent de l'importance du sens dans l'action collective, une crise se matérialise par l'effondrement du sens établi et des causalités connues. Un évènement équivoque remet en cause le sens établi et se matérialise par un risque de perdre une situation jugée satisfaisante ou acceptable. Le risque le plus important est le risque létal. S'il n'y a pas d'équivocité et d'ambiguïté, l'individu puise dans ses routines et ses habitudes pour traiter la situation à laquelle il fait face. La Covid-19 est une crise car la dangerosité et la contagion étaient sans précédent, exigeant des décisions sanitaires et politiques inédites. C'est lorsqu'il ne dispose pas de solutions mémorisées qu'un individu est obligé de s'engager dans un processus d'explicitation et de recherche de solutions nouvelles et ainsi de créer du sens en interagissant avec les autres. La résilience organisationnelle est un processus initié par l'effondrement du sens établi, comme nous l'enseigne la célèbre étude de cas de ce même auteur Karl Emmanuel Weick, l'étude de cas Mann Gulch, que je vais vous présenter. Le cas Mann Gulch. Le 4 août 1949, à 16 heures, en Californie, un orage entraîne un départ de feu dans un arbre mort. Le lendemain, le feu s'étend en raison de la température élevée et du vent. Il est repéré par un garde forestier, Jim Harrison, qui décide d'envoyer une équipe de jeunes parachutistes âgés entre 17 et 28 ans et de désigner Wagner Dodge comme chef de cette équipe. À 14 heures 30, les 16 parachutistes décollent de la base sous des vents turbulents. Un pompier malade durant le vol refuse de sauter. Ses 15 compagnons sautent à 16 heures 10 sur le versant sud de Mann Gulch. Le parachute de la radio ne s'ouvre pas et la radio est pulvérisée en touchant le sol. L'équipe de parachutistes rejoint alors Jim Harrison, qui combat seul le feu depuis quatre heures. À 17 heures 10, l'équipe se met en marche en longeant le flan sud de Mann Gulch afin de contourner le feu. Mais Dodge et Harrison, partis en reconnaissance, craignent que le feu ne soit un piège mortel tant la forêt est épaisse à cet endroit. Ils demandent alors au second, William Hellman, de conduire l'équipe du côté nord pour atteindre la rivière. À 17 heures 40, Dodge rejoint l'équipe qui se dirige vers la rivière. Il voit sur sa gauche des flammes et, en se retournant, constate, stupéfait, que le feu a traversé le ravin et se dirige vers eux. Il fait alors faire demi-tour à son équipe pour l'emmener en direction de la crête, là où les arbres sont moins nombreux, donc le risque de propagation de l'incendie atténué. L'ascension est difficile, la pente est raide et les herbes hautes et l'équipe perd rapidement du terrain sur le feu. Dodge crie alors à ses hommes d'abandonner leurs outils et, à leur grand étonnement, il allume un feu devant eux. Il ordonne ensuite à ses hommes de se coucher dans la zone brûlée sur laquelle un nouveau feu ne pourra pas prendre. Personne n'exécute l'ordre et tous se mettent à courir vers la crête. Seuls deux y parviennent sans être brûlés. Un autre, gravement brûlé, meurt le lendemain. Quant à lui, Dodge a la vie sauve. Au total, il s'est écoulé 16 minutes entre le moment où Dodge a pris conscience de la dangerosité du feu et la mort des pompiers. Et il aura fallu 450 hommes et cinq jours pour maîtriser totalement l'incendie. D'après vous, pourquoi l'équipe n'a-t-elle pas suivi le responsable? Nous avons des personnes inexpérimentées qui n'ont pas l'habitude de gérer des situations de crise, et une personne a refusé de sauter. Les conditions de fonctionnement sont dégradées, la radio s'est cassée, et il est difficile de communiquer et de créer des interactions. Les ordres donnés sont contradictoires et donnés de manière injonctive, sans qu'il y ait eu d'échange. Les ordres de Dodge sont contradictoires, mais en lien avec les contraintes rapides du terrain, de sa compréhension et de son évolution. De plus, c'est une équipe qui ne se connaît pas et les relations de confiance tiennent dans les rôles théoriques, le chef et les subordonnés, mais pas dans les rôles réels, celui qui a la légitimité et la confiance. À quel moment y a-t-il une rupture de sens, d'après vous? Ce n'est pas quand Dodge demande de passer du flan nord au flan sud, ni quand il change encore d'avis en leur demandant d'aller en haut de la crête ; c'est lorsque Dodge demande aux pompiers de faire un contrefeu en allumant un feu, de l'éteindre et de se protéger dans cette zone. C'est contre-intuitif pour un pompier d'allumer un feu alors qu'il est là pour l'éteindre. Cette demande joue l'effet d'un effondrement de sens et il n'y a plus de système organisé, de sagesse, comme attitude pour prendre des décisions. Les pompiers désobéissent et partent en courant, sans comprendre que l'improvisation proposée était salutaire pour eux. Cette étude de cas, célèbre dans de nombreux MBA dans le monde, montre comment la crise au sens de chaos s'installe, perturbe et conduit à des comportements et actions contreproductifs. La crise naît d'un évènement imprévu, ce que Weick nomme un incident cosmologique. Pour Weick, c'est un incident soudain et brutal au cours duquel les individus ont le sentiment que le monde rationnel s'effondre autour d'eux. Un tel incident est dramatique, car la perte de sens qui en résulte s'accompagne d'une incapacité à trouver des manières de reconstruire le sens. Les protagonistes ne comprennent pas ce qui se passe et, surtout, leurs grilles d'analyse ne leur permettent pas d'analyser ce qui se passe. Dans ce cas, Weick préconise de mettre en œuvre un mécanisme de résilience organisationnelle qui consiste à recréer un sens partagé.