[MUSIQUE] [MUSIQUE] Dans ce dernier module, nous allons aborder les aspects pédagogiques liés à la diversité dans la langue. Comment les prendre en compte, que faut-il faire, comment est-ce qu'on peut le faire? Pour cela, je vous propose de commencer par nous rendre à Tokyo, où nous allons rencontrer Sylvain Detey. Sylvain Detey est professeur de linguistique appliquée et d'études françaises à l'université Waseda de Tokyo, au Japon. Il est aussi membre de l'actuelle direction de PFC et nous codirigeons ensemble le projet IPFC avec un autre de nos collègues, à Tokyo également, projet dont nous allons vous parler un petit peu plus loin dans ce module. Sylvain, bonjour. Au début de ce MOOC, on a vu que les notions de variation(s) et de norme(s) étaient indissociables, un peu comme les deux faces de la médaille. Qu'est-ce que tu peux nous dire concernant ta manière de voir la relation entre ces deux notions? >> Bonjour Isabelle, merci pour cette importante question, qui concerne aussi bien les didacticiens que les enseignants, et puis, au premier plan, les apprenants. Ce qu'il faut se rappeler, tout d'abord, c'est qu'apprendre une langue étrangère, en réalité, c'est très difficile. Pourquoi, parce ce qu'on se retrouve face à un univers qui est nouveau, mouvant, rien n'est stable, rien n'est familier, et la première tâche qu'un apprenant de langue étrangère a à accomplir lorsqu'il est face à un flux de parole inconnue, c'est de parvenir à segmenter ce flux de parole en unités signifiantes. Et pour pouvoir apprendre ces unités, pour pouvoir traiter ce flux, il faut que l'objet d'apprentissage présente un certain degré de stabilité. Si on souhaite s'entraîner à reconnaître des formes, ces formes ne doivent pas changer sans arrêt, en tout cas pour les apprenants débutants. Et si on veut les mémoriser, il ne suffit pas de les rencontrer une seule fois. Donc la fréquence d'occurrence, ça joue un rôle majeur dans notre rétention des formes et de leur signification. Il y a bien sûr d'autres facteurs, par exemple la saillance, mais ce qui est certain, c'est qu'il nous faut une exposition fréquente à des formes stables. En d'autres termes, il nous faut de la régularité, et qui dit régularité dit tendances ou normalité, et qui dit normalité dit normes. Il faut donc bien saisir que dans un contexte pédagogique, l'objectif est d'aider l'apprenant à apprendre. Les normes pédagogiques sont donc des outils pour l'apprentissage, et ainsi pour l'enseignement. Elles doivent donc ensuite permettre de gérer les variatons que l'on trouve hors des pages du manuel, hors des murs de la classe, mais ces normes pédagogiques sont indispensables, et, de toutes façons, elles apparaissent, que l'on le veuille ou non, à travers les discours qui sont adressés aux apprenants ainsi qu'à travers le matériel langagier sélectionné à leur intention. Une des différences qui distingue l'apprenant étranger du locuteur natif, c'est que l'apprenant n'a pas accès à toute la langue immédiatement. Pendant très longtemps il ne dispose que de sous-systèmes, c'est à dire finalement qu'il emprunte toujours des chemins normés. Ceci étant, traiter des normes en général, comme de variations, en fait cela ne renvoie pas à grand chose. Il faut, et c'est vraiment très important, préciser le stade d'apprentissage, le contexte, le niveau linguistique, et avant toute chose, les objectifs d'apprentissage. Parce que, parler de variations lexicales ou de variations phonologiques pour des apprenants débutants ou avancés à Genève ou à Montréal, évidemment, ce n'est pas la même chose. Donc les normes pédagogiques doivent être explicitement pensées par l'enseignant, comme des outils estimés à faciliter la gestion de la variation des usages, et donc elle permettent de répondre à cette question fondamentale qui concerne tous les didacticiens et tous les enseignants, qui est celle de la sélection des contenus à enseigner, et donc, quoi enseigner. >> Alors, justement cela nous amène à la traditionelle question de "Quel français enseigner?", qui a déjà été posée il y a longtemps. Quelle est ta réponse, ou la réponse que tu pourrais nous donner à ce sujet? >> Alors, bon, c'est une vaste question évidemment, à laquelle il est difficile de répondre en quelques minutes, mais je peux quand même mentionner quelques points essentiels. À vrai dire, la meilleure réponse à cette question est d'adopter celle que l'on trouve dans les formations de Français sur Objectifs Spécifiques, dans lesquelles la question est cruciale, parce que le temps de formation est limité, et les objectifs sont, précisement, spécifiques. Il ne s'agira donc pas d'enseigner et d'apprendre tout le français, comme on pourrait l'envisager pour un programme extensif, mais plutôt un sous-ensemble fonctionnel permettant d'atteindre les objectifs. La réponse à la question passe alors par l'analyse des besoins des apprenants. Quels sont les objectifs, dans quels contextes, et pour quelles fonctions? C'est sur la base de cette analyse qu'on peut ensuite procéder à une collecte de corpus, une collecte de données, qui s'accompagne idéalement d'une bonne formation en linguistique de corpus. Sans cette analyse, on risque de tomber dans les travers classiques d'une didactique trop généraliste. Enseigner une langue trop littéraire, inapte à préparer les étudiants à séjourner en pays francophone, ou, au contraire, un focus exagéré sur la langue parlée par tel ou tel groupe, généralement jeune, d'étudiants francophones, qui ne correspondra pas forcément aux besoins ou aux désirs d'étudiants de profils et d'âges variés, qui ne se destineraient pas tous à voyager en France pour faire la conversation à des étudiants universitaires. Quoi qu'il en soit, pour pouvoir répondre à la question, "Quel français enseigner?", il faut d'abord comprendre ce qu'est le français dans sa réalité sociolinguistique. Et c'est ici que le socle de la formation métalinguistique des enseignants de français est parfois insuffisant. Il faut comprendre, bien comprendre, ce qu'est la différence entre le français oral et le français écrit. Il faut comprendre ce qu'est la variation géographique, générationelle, sociale et stylistique, et ce, dans l'espace francophone, pas seulement dans une communauté donnée. Il faut aussi identifier ce qui, pour une zone géographique et une communauté linguistique donnée, permet de distinguer différents registres ou styles de paroles, et surtout, si possible, savoir distinguer la manière dont cette variation affecte les différents niveaux d'analyse linguistique, comme je l'ai déjà évoqué. Pour ceci, évidemment, les enseignants natifs bien sûr mais aussi non natifs peuvent s'appuyer sur leur connaissance de la langue, sur leur intuition, mais aussi sur les travaux de linguistes dont les recherches portent précisement sur la description du français dans ses variatons, en particulier du français parlé, qu'il s'agisse du "ne" de négation, de la liaison, des effacements consonantiques, ou encore des phénomènes propres à la parole continue, comme des phénomènes de réduction et de resyllabation, comme lorsque "je ne suis pas" est réalisé [ʃɥipa], par exemple. Sans mentionner d'autres phénomènes d'ordre plutot syntaxique ou prosodique, qui permettent de distinguer le français parlé du français écrit, et surtout lorsqu'il s'agit d'apprendre le français tel qu'il se parle, comme le veut l'expression consacrée. >> Tu as parlé du côté enseignant, est-ce que maintenant tu pourrais nous donner aussi le point de vue, peut-être, du côté des apprenants? >> Alors, ça, c'est essentiel, il faut toujours bien distinguer ce qui relève du point de l'enseignant et du point de vue de l'apprenant. Comme on le sait, aujourd'hui, si on souhaite bien enseigner, il faut d'abord bien saisir la manière dont procèdent les mécanismes d'apprentissage, si possible afin d'en tirer des implications d'ordre pédagogique. Comme nous l'avons dit, l'intégration de la variation est un véritable défi didactique, tant pour l'enseignant, qui en a souvent une connaissance imparfaite et limitée, que pour l'apprenant, pour qui tout est variation, et qui est à la recherche de stabilité, et donc d'invariant, afin de construire de nouvelles catégories, et de nouvelles représentatons stables, à savoir, celle de la langue à apprendre. Et là , il nous faut affiner le propos, et distinguer, par exemple, la variation d'ordre phonétique et phonologique, de la variation lexicale ou syntaxique. Parce que, contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, dans certains cas, la variation peut aider à la construction de catégories stables. En particulier, si on s'intéresse aux plans phonétiques et phonologiques, comme pour la reconnaissance des formes visuelles, y compris des lettres, si l'on n'est pas exposé à un certain degré de variation lors de notre apprentissage, on risque d'être ensuite incapable de gérer la moindre déviaton par rapport au modèle appris. C'est comme si l'on introduisait des majuscules alors qu'on avait été toujours habitué à lire des minuscules. Pire encore, évidemment, des multiples écritures manuscrites, que l'on est pourtant capable de déchiffrer en tant que lecteur natif. Ainsi, dans le domaine en particulier de l'acquisition de la prononciation en langue étrangère, depuis au moins une vingtaine d'années, on a toute une série de travaux qui ont révélé qu'un entraînement perceptif, incluant un input à fort degré de variabilité avec plusieurs locuteurs, permettait précisément la construction de catégories robustes, résistantes à la variaton. Donc entendre plusieurs voix plutôt que la seule voix de son professeur permettra d'être mieux préparé à la gestion de la diversité polyphonique du français. Bien sûr, une fois qu'on l'a dit, cela parait évident, mais les pratiques évoluent très lentement. Or, ceci a des incidences, non seulement sur l'apprentissage de la prononciation, mais aussi sur l'apprentissage du lexique, puisque nous apprenons le lexique à l'aide de représentations phonologiques, et celles-ci sont également influencées par l'input phonétique que nous recevons. Il suffit de penser pour cela au cas du schwa en français, avec parfois des schwas prononcés et parfois des schwas non prononcés. Ceci nous conduit à un point essentiel, c'est la distinction entre perception et production. Pensons au locuteur natif. Nous sommes tous capables de comprendre une grande variété de français, notamment en terme de prononciation, en tant qu'auditeurs natifs. Cependant, en tant que locuteurs natifs, nous avons chacun un modèle de parole, nous avons notre prononciation, et nous n'en avons pas plusieurs, en général. Il en est de même pour les apprenants. Les apprenants de français doivent être capables de comprendre une grande diversité de parole et de style de parole, mais on ne peut pas exiger d'eux qu'ils parlent à la fois, ou consécutivement, comme un caméléon linguistique, marseillais à 13 h, québécois à 16 h, et genevois à 20 h. Cette distinction entre perception et production, en réalité, c'est précisément ce qui permet d'articuler la variation en perception et la norme en production. Il nous faudrait plus de temps pour développer ces arguments et cette présentation, mais l'essentiel est dit. Si l'on ajoute à cela une évolution du focus pédagogique, au cours de l'apprentissage, passant des éléments les plus apprenables psycholinguistiquement, apprenables, pour ne pas dire plus simples à apprendre, car ce n'est pas toujours équivalent. Pour des apprenants débutants, comme je le disais, si nous faisons évoluer ce focus pédagogique ensuite graduellement vers des éléments qui soient davantage acceptables sociolinguistiquement, c'est-à -dire des formes davantages usitées en contexte, hors de la classe, même si elles ne rentrent pas dans les cases de la progression standard de la pédagogie habituelle, et ceci pour des apprenants plus avancés, on pourra alors espérer aider les apprenants à se familiariser avec des formes authentiques, de manière pédagogiquement raisonnée. >> Pour terminer, quels conseils est-ce que tu pourrais donner aux futurs enseignants pour qu'ils puissent tenir compte en fait de la variation dans leur pratique d'enseignement quotidienne? >> Alors bon, le point de départ, évidemment, c'est la conception, la représentation, des enseignants. Comment les enseignants comprennent-ils, envisagent-ils, saisissent-ils la langue française? L'étape numéro 1, c'est de déconstruire, puis de reconstruire la compréhension de la langue par les enseignants, en y intégrant la question de la variation, en particuler à l'oral. C'est aussi une manière évidemment de se préparer à la sélection et à l'exploitation pédagogiques de matériel authentique qui les confrontera nécessairement à la variation. Une fois qu'on a travaillé sur les représentations de l'oral, il faut ensuite se former au traitement de la variation linguistique, pas seulement de manière théorique, mais aussi en se confrontant aux données, et ces données-là , on les trouve notamment dans les corpus oraux, et cela dans l'ensemble de l'espace francophone. Donc c'est aussi une manière de se former à la francophonie. Se former à la variation, c'est aussi une manière de se former à la diversité des usages dans l'espace francophone. Ensuite, il faut bien distinguer les activités de production et celles de perception/compréhension. Il faut être capable de dire, cette activité-là va nous permettre de travailler sur un input varié en perception/compréhension, mais sur des tâches davantage orientées vers la production, les ambitions linguistiques vont être différentes. Enfin, presque enfin, il faut absolument se fonder sur une analyse des besoins des apprenants, et sur cette base, il faut être très pragmatique dans les choix effectués. Il faut contextualiser si c'est nécessaire, ne pas contextualiser si ce n'est pas souhaitable, il faut être peu normatif ou, au contaire, très normatif, en fonction des objectifs, non seulement linguistiques mais également sociaux des apprenants, et toujours se rappeler qu'être enseignant, c'est précisément être capable de jouer d'artifices pour préparer les apprenants à faire ensuite face au réel. Et pour cela, le choix n'est pas binaire entre, d'un côté, le manuel de natation, et d'autre part, le plongeon abrupt dans l'océan sans bouée. Donc, il faut se départir de l'idée selon laquelle la variation serait réservée aux apprenants avancés. Les débutants peuvent y être confrontés dès le début de leur apprentissage, il faut donc les y préparer, mais de manière soigneusement pensée. >> Merci beaucoup Sylvain pour ce petit éclairage. On aurait voulu parler plus longtemps, mais on va voir, reprendre certains aspects, dans la suite de ce module, de manière plus détaillée. Merci beaucoup. [MUSIQUE]