[MUSIQUE] [MUSIQUE] La notion de littérature mondiale, dès sa naissance, a été pensée dans un rapport polémique avec l'idée de littérature nationale. Il y avait, pour Goethe déjà, quelque chose d'étriqué et de provincial dans le repli de certains de ses compatriotes sur la singularité culturelle allemande. La littérature allemande n'était pas, selon lui, l'expression directe d'un esprit allemand, mais le fruit d'échanges avec les autres littératures européennes. Et les écrivains allemands, ajoutait-il, ne sont pas les mieux placés pour juger de leurs qualités ou de leurs défauts ; ils ont besoin d'un regard extérieur, comme celui de l'Anglais Thomas Carlyle sur la vie et l'œuvre de Schiller. Les Français, les Anglais et les Italiens ont aussi leur mot à dire sur ce qui constitue la littérature allemande. Le monologue culturel était à ses yeux un signe d'immaturité. La littérature mondiale s'est donc inscrite en faux par rapport à certaines visions très nationalistes de la littérature. Mais cela ne signifie pas que la dimension nationale de la littérature, la "nationalité littéraire", pourrait-on dire, ait été absente des débats sur la littérature mondiale. L'échelle du monde dans la littérature mondiale n'annule pas ni n'efface l'échelle de la nation. Il arrive que le monde et la nation se complètent, comme il arrive aussi, chez certains théoriciens de la littérature mondiale, que le cosmopolitisme ou l'universalisme prennent le pas sur toute considération de nation ou de patrie. Lorsque le monde et la nation sont envisagés comme complémentaires dans certaines conceptions de la littérature, comme celles de Goethe, de Richard Moulton ou de David Damrosch, la différence avec les nationalistes tient aux origines culturelles de la nation. Pour les nationalistes, la littérature nationale se suffit à elle-même. Un écrivain national n'a pas besoin des autres littératures puisqu'il puise dans le fonds ancestral de sa propre culture ; il exprime tout simplement l'esprit de son peuple. C'est toute une politique de l'identité qui se trouve engagée. Une telle idée de la littérature postule en effet qu'il existe une essence immémoriale de chaque peuple et que les membres d'une nation donnée n'ont d'autre choix que de se développer conformément à cette essence. Toute influence extérieure est inutile, malvenue, dangereuse. On vise la pureté dans l'expression de la culture. Le XXe siècle nous a hélas appris jusqu'où ce fantasme de la pureté pouvait entraîner les peuples. Et c'est en partie à cette crainte de la guerre et des génocides que réagissent aussi les partisans de la littérature mondiale. Au XIXe siècle, dans le sillage des guerres napoléoniennes, et au XXe siècle en réaction à la Première et surtout à la Seconde Guerre mondiale. La nation, lorsqu'on la pense depuis la littérature mondiale, devient le résultat d'un processus historique de formation qui s'est nourri d'échanges avec d'autres pays et d'autres cultures. Il y a bien une nation et une culture allemandes ou américaines, mais elles se sont définies et se redéfinissent sans cesse dans leurs relations aux autres nations et en empruntant des éléments aux autres cultures ; c'était le point de vue de Goethe et celui de Richard Moulton, aussi. Au début du XXe siècle, à Chicago, il distinguait la littérature universelle, "Universal Literature", et la littérature mondiale, "World Literature". La littérature universelle était pour lui l'ensemble des chefs-d'œuvre écrits par l'humanité et la littérature mondiale correspondait aux textes qui, parmi ces chefs-d'œuvre, avaient compté pour une civilisation donnée. Autrement dit, il y avait à ses yeux une littérature mondiale américaine, une littérature mondiale allemande et une littérature mondiale française. Autant de littératures mondiales, en somme, qu'il y avait de nations ayant pioché à leur guise dans le fonds commun de la littérature universelle. Ce prisme du national se retrouve dans les réflexions de David Damrosch sur la littérature mondiale. Dans l'une des définitions qu'il donne de la littérature mondiale, il parle d'un espace elliptique où circulent les œuvres d'envergure mondiale. L'ellipse est, en gros, un cercle qui a deux centres ; Damrosch situe le premier de ces centres dans la culture d'origine d'un texte de la littérature mondiale, et le second dans la culture nationale d'arrivée de ce texte une fois qu'il est traduit. Un haïku de Bashō traduit en français, par exemple, connectera et mettra en tension les cultures littéraires du Japon et de la France. La littérature mondiale, on le voit, n'exclut pas la prise en compte de la dimension nationale de la culture. Mais elle est souvent associée à un cosmopolitisme très critique à l'égard des identités nationales. La Weltliteratur, chez Karl Marx et Friedrich Engels, couvre ainsi le monde sans frontières de la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat ; l'échelle du monde intègre et dilue celle de la nation. De même chez Erich Auerbach, mais pour de toutes autres raisons. Pour lui, dans les années 1950, les frontières nationales semblent emportées par un mouvement irrésistible d'homogénéisation culturelle. Le monde a bien supplanté les nations, mais le résultat est ambivalent. Bien sûr, il y aura moins de guerres, puisque c'est le nationalisme qui les a déclenchées au XXe siècle, mais la culture mondiale est désormais plus pauvre que la somme des cultures nationales d'avant. Le philologue mondial, pour lui, va donc avoir pour tâche de rappeler ce passé national des cultures pour permettre, à l'avenir, à la culture mondiale de s'enrichir de ces différences et de se renouveler. René Étiemble, enfin, fait lui un saut jusqu'à l'universel. On reconnaît même là la "French touch" de la littérature mondiale. Weltliteratur, en français, a longtemps été traduit par littérature universelle. Le monde, regardé depuis une ancienne monarchie absolue, n'est que le prolongement des valeurs que l'on porte, sans quoi il compte pour rien. "The world is not enough", comme dit James Bond. Si la littérature mondiale ne peut être qu'universelle pour Étiemble, c'est parce qu'elle exprime une beauté qui transcende les cultures particulières. Il y a quelque chose dans la nature humaine qui trouve à se dire dans la littérature, à toute époque et en tout lieu, et qui hisse la littérature mondiale au rang d'expérience anthropologique. On peut toutefois être sceptique sur la pertinence de la nation et critiquer ce genre de saut à l'universel. Mariano Siskind et Éric Hayot sont tous deux dans cette situation à la fois inconfortable et féconde. Pour Siskind, la littérature nationale argentine s'est formée dans le cadre d'échanges avec d'autres littératures, certes, mais des échanges inégaux. La culture littéraire française s'est ainsi imposée aux écrivains argentins comme l'horizon universel de toutes les littératures, dont la leur. Le monde de la littérature mondiale est alors un monde où des empires culturels tentent de faire adopter leur propre définition de l'universalisme littéraire : le réalisme romanesque, le théâtre social, la poésie contemplative, le polar, etc. Pour Hayot, la difficulté à penser la littérature mondiale est d'un autre ordre ; s'il faut penser ensemble des cultures littéraires réparties sur l'ensemble du globe et très différentes les unes des autres, comment va-t-on les rapprocher, les comparer ? Le roman européen et le monogatori japonais sont en prose, bien sûr, mais tout les oppose. La manière de mener le récit, de construire les personnages, de référer au réel, etc. De même, la modernité européenne, ou euroaméricaine, n'a pas d'équivalent strict durant la même période en Afrique ou en Asie. Il n'y a pas, à strictement parler, de modernité africaine ou des modernités multiples dont la multiplicité interroge en retour, précisément, les conceptions simplifiées que l'on a de l'histoire occidentale. Comment, dans ces conditions, faire une histoire de la littérature mondiale ? Quelle périodisation privilégier, qui vaudrait pour le monde entier ? Il n'y en a pas, répond Hayot. Mais il ajoute heureusement que cette absence de critères universels est une aubaine. Et comment ne pas lui donner raison ; cette absence de critères nous oblige à nous considérer nous-mêmes, en effet, comme plus difficiles à définir et à classer qu'on ne le pense. [MUSIQUE] [MUSIQUE]