[MUSIQUE] [MUSIQUE] Étudier la littérature mondiale, publier des anthologies de littérature mondiale, enseigner la littérature mondiale, tout cela demande de l'énergie, de l'enthousiasme, des convictions. Depuis deux siècles, des intellectuels et des écrivains associent la littérature mondiale à quelque chose qui gagne à être étudié, enseigné et défendu. Mais qu'ont-ils vu au juste de si important ou de si excitant dans la littérature mondiale ? Revenons à Goethe, encore une fois. La Weltliteratur était pour lui une pièce maîtresse de la formation de l'honnête homme dans l'Europe du XIXe siècle. Apprendre à devenir soi-même en s'aidant du regard des autres, voilà ce qu'il plaçait sous le terme allemand de "Bildung", c'est-à -dire la culture vue comme ce qui forme l'individu et le rend intellectuellement et moralement adulte. La littérature mondiale était à ses yeux l'environnement culturel le plus propice pour préparer les individus à la mondialisation. Cette dimension éducative de la littérature mondiale est restée centrale dans les réflexions ultérieures, du XIXe siècle jusqu'à nous. Elle a parfois été au premier plan, comme dans les enseignements de littérature mondiale, mais même en arrière-plan, l'idée d'une éducation par la littérature mondiale n'a jamais disparu. Personne n'a jamais douté que la lecture ou l'étude de la littérature mondiale formait à quelque chose. Les divergences ont plutôt porté sur la nature de ce qu'on pouvait en apprendre. Dans notre parcours tout au long de ce MOOC, nous avons croisé trois grandeurs de la littérature mondiale ; trois registres dans lesquels on a pu considérer que la littérature mondiale pouvait éduquer ses lectrices et ses lecteurs : le registre civique, le registre politique et le registre éthique. L'éducation civique de la littérature mondiale contribue pour certains à rendre les individus attentifs aux valeurs de leur communauté d'appartenance, et cette attention favorise l'harmonie du corps social. Richard Moulton, au début du XXe siècle, voyait dans les enseignements de littérature mondiale un moyen pour les citoyens américains de parcourir ce qu'il appelait "l'autobiographie de leur civilisation". En comprenant de quelles influences était tissée leur culture américaine, dans ses liens avec l'Europe notamment, les étudiants de ses cours devenaient capables d'en goûter la richesse, mais aussi de mesurer la chance et la responsabilité qui leur incombait d'être nés dans un pays démocratique soucieux de préserver la sphère privée et la liberté religieuse. Mais l'éducation civique par la littérature mondiale a aussi pris des tours plus dogmatiques, voire totalitaires. Quand Karl Radek, sous Staline, prônait une littérature mondiale prolétarienne, il appelait les écrivains soviétiques à endoctriner leurs lecteurs, conformément aux exigences du réalisme socialiste, et seuls les textes étrangers idéologiquement irréprochables méritaient d'être traduits en russe et publiés par le régime. La société communiste à laquelle préparait cette littérature mondiale là était une fiction de la propagande stalinienne. De l'autre côté du rideau de fer, la réplique fut discrète mais déterminée. Dans les années 1950, les anthologies de littérature mondiale publiées par les éditions Norton concrétisèrent une autre vision du monde que celle du régime soviétique. D'abord centrées principalement sur les chefs d'œuvre de l'Occident, elles donnaient à voir, en filigrane de la sélection des textes, l'émergence historique de l'individualisme, du libre-arbitre et de l'esprit critique. Au fil de leurs rééditions et jusqu'à aujourd'hui, ces anthologies ont cependant élargi leurs canons pour y inclure les femmes, les minorités, ou les cultures orales. L'éducation politique par la littérature mondiale est d'une autre nature. Elle avive l'attention aux inégalités culturelles et l'esprit critique des lecteurs sur le fonctionnement de leur propre société. Dans ce cadre-là , la littérature mondiale n'est pas une somme de textes à lire, mais une perspective sur les textes. Elle se confond avec l'effort de replacer les textes dans des échanges culturels mondiaux. On l'a vu dans ce MOOC avec les troubadours provençaux ou avec Dante et sa "Divine Comédie". Les lire sous l'angle de la littérature mondiale consiste, par exemple, à souligner l'héritage arabe dont se sont enrichis leur traitement lyrique de l'amour et leur versification. Cette ouverture maximale de la focale a un but : il s'agit d'analyser les rapports de force mondiaux entre empires et nations. La littérature devient le révélateur de ces échanges inégaux entre les cultures, et la littérature mondiale est le nom de cet outil d'analyse. Pascale Casanova, Franco Moretti ou Mariano Siskind s'inscrivent dans cette veine politique ou critique de la littérature mondiale. Comment l'Europe a-t-elle dominé le reste du monde du XVIe au XXe siècle ? Quelles ruses les littératures dominées ont-elles mises en place pour résister ? Voilà ce qui les intéresse. La leçon n'éclaire pas seulement le passé, elle fournit à leurs yeux des stratégies pour mieux agir sur le présent. L'éducation politique par la littérature mondiale rend ses lecteurs plus lucides, s'ils entendent lutter contre les injustices sociales. L'éducation éthique de la littérature mondiale, enfin, porte pour sa part sur le rapport à l'altérité culturelle. Il ne s'agit plus ici de mieux s'intégrer dans sa communauté d'appartenance, comme c'était le cas pour l'éducation civique, ni de mieux comprendre les rouages de la domination culturelle à l'échelle mondiale, pour l'éducation politique ; il s'agit d'apprendre un rapport à l'étrangeté des autres cultures ; un rapport qui soit sans indifférence, ni peur, ni haine. David Damrosch pourrait être considéré comme son représentant le plus explicite. Cette éducation est éthique parce qu'elle ne juge pas les valeurs des autres cultures à l'aune d'une morale prédéfinie. Chrétienne, laïque ou athée, libérale ou démocratique, favorable aux droits de l'Homme ou à l'écologie, etc. Elle est éthique parce qu'elle associe la littérature mondiale à un patrimoine culturel si diversifié, si éloigné de ce qu'on pense, de ce à quoi l'on croit, de ce qu'on admire aujourd'hui, que cette diversité débouche sur la relativisation de nos propres certitudes. Lire "L'Épopée de Gilgamesh", un poème sanskrit du VIIe siècle, ou un roman de chevalerie médiéval a pour effet dans ce cadre de nous amener à nous interroger nous-mêmes sur ce que l'on tient pour normal et pour évident. Ce décentrement devient l'occasion d'un inventaire de nos propres convictions : qu'est-ce qui, dans ce contraste des cultures, mérite à mes yeux d'être défendu, amélioré, transformé chez moi aujourd'hui ? Qu'est-ce qui, dans ma propre morale, n'est décidément pas justifiable ? Civique, politique, éthique, ce sont les leçons de la littérature mondiale. Leurs implications sont très différentes. Il arrive qu'elles soient compatibles, mais les cas sont rares. Le plus souvent, elles nous mettent face à un dilemme, ou, plus précisément, elles nous imposent de choisir : face à un texte, comment lui faire dire quelque chose du monde ou de ma culture quand je l'aborde dans la perspective de la littérature mondiale ? [MUSIQUE] [MUSIQUE]