[MUSIQUE] Au début du XIXe siècle, on l'a vu, Goethe a pensé ensemble la question de la Weltliteratur, de la littérature mondiale, et la question de la traduction. C'est en lisant un roman chinois, de la poésie chinoise et des chansons serbes, le tout traduit en français, en anglais ou allemand, qu'il en est venu à penser les bienfaits possibles des échanges littéraires entre les peuples. Sans traduction, il n'aurait pas été frappé par les affinités entre un récit chinois du XVIIe siècle et la littérature européenne de ce début du XIXe siècle. La traduction à ses yeux jetait des passerelles entre les cultures. Elle enrichissait les langues et elle encourageait les écrivains à se surpasser pour mieux défendre leur littérature sur la scène mondiale. Plus encore, la traduction œuvrait pour lui à la connaissance réciproque des peuples, et donc à la pacification de l'Europe au lendemain des guerres napoléoniennes. Au temps de Goethe, c'est l'Allemagne tout entière qui se passionait pour la traduction. Wilhelm von Humboldt, Friedrich Schleiermacher, Novalis, Christoph Martin Wieland, tous voyaient dans la traduction, non pas un risque, le risque du contre-sens, de la trahison, mais une chance. Une chance pour la langue allemande d'abord, sommée de s'enrichir pour accueillir des formes d'expression étrangères et inconnues. Une chance pour la culture allemande ensuite, poussée hors de ce provincialisme qu'on lui reprochait alors souvent. Une chance pour l'Europe encore, rendue plus consciente de sa richesse et de ses différences constitutives. Une chance pour l'humanité enfin, qui apprenait ainsi à mieux connaître son passé commun. Cette conception enthousiaste de la traduction n'était pas unanimement partagée. Dès la mort de Goethe, certains nationalistes ont conçu la traduction d'œuvres étrangères en allemand comme une invasion culturelle. Et sur un plan moins politique, plus humaniste, l'idée selon laquelle la littérature était intraduisible a refait surface un peu partout. Cette ligne de faille a traversé l'idée même de littérature mondiale. De Goethe à nos jours, il y a deux articulations possibles de la traduction et de la Weltliteratur. Soit on pense que la littérature peut être traduite, voire même qu'elle gagne à être traduite, comme l'a soutenu David Damrosch, et alors l'accès aux œuvres de la littérature mondiale n'est pas un problème en tant que tel, soit on souligne l'intraductibilité de la littérature, et l'on fait de cet obstacle à la circulation du sens entre les langues la composante principale de la littérature mondiale. Dans ce MOOC, les défenseurs de la première thèse sont légèrement minoritaires, mais ils sont influents et ils sont déterminés. Souvenons-nous de Richard Moulton. Son théorème, comme on l'a appelé dans ce MOOC, repose sur le raisonnement suivant : si je lis Homère en anglais, je ne perds pas la littérature, ni la langue de L'Iliade et de l'Odyssée, je perds le grec ancien. Et encore, disait Moulton, un bon traducteur fera passer en anglais "l'ethos" du grec ancien, une certaine posture linguistique face à autrui. Moulton justifiait ainsi par une théorie ses conceptions d'enseignant. Partisan des "University Extensions", il avait souvent affaire à un public non universitaire lorsqu'il enseignait la littérature mondiale, un public qui ne lisait aucune autre langue que l'anglais, et à qui il fallait pourtant donner une idée de l'impact des littératures étrangères sur la civilisation américaine. Fétichiser la langue originale l'aurait empêché de faire lire à ses étudiants des textes qu'il estimait devoir être connus pour devenir un bon citoyen. David Damrosch, sur ce point comme sur d'autres, se révèle être un héritier de Moulton. En 2003, il a soutenu l'idée que la littérature mondiale rassemble les textes qui gagnent à être traduits. Quelques années plus tard, il a supervisé une anthologie très ambitieuse, "The World Literature", à destination de l'enseignement, qui donne à lire en anglais des textes du monde entier. Non seulement, donc, la littérature qui gagne à être traduite devient mondiale, mais la littérature mondiale gagne à être lue en anglais. La traduction rend possible l'accès aux cultures étrangères. Cette évidence s'est compliquée par une série de thèses opposées. Goethe avait la délicatesse de prétendre s'être trouvé plus clair dans certaines traductions françaises de son œuvre que dans le texte original. Mais il lui arrivait aussi d'être agacé par certaines caricatures qu'on faisait de son style en traduction. Son optimisme était parfois tempéré par des déceptions. La littérature mondiale peut aussi être envisagée sous cet angle, celui des malentendus possibles entre les langues. La philologie s'est imposée au cours du XIXe siècle comme l'un des domaines d'où l'on parlait avec le plus d'autorité de la littérature mondiale. Or, la philologie interprète les textes littéraires à partir de faits linguistiques. La langue de l'œuvre est une ressource majeure pour l'interprétation, ou plus précisément la langue originale de l'œuvre, l'italien pour Dante, l'anglais pour Shakespeare, le français pour Molière, etc. Un texte pour un philologue s'inscrit toujours dans un état historique de la langue, qu'il déploie dans ses moindres nuances et qu'il déplace aussi par sa force expressive. Dans cette perspective, la traduction coupe le texte de son terreau linguistique et culturel. Elle témoigne de la langue du traducteur et non de la langue de l'auteur. Les textes de la littérature mondiale doivent donc être lus dans leur langue originale, sous peine d'être interprétés de travers ou de trop loin. Dans ce camp des détracteurs de la traduction, il y a des modérés et des radicaux. Les modérés comme Erich Auerbach ou René Étiemble suggèrent aux philologues d'apprendre beaucoup de langues, afin de naviguer plus à leur aise dans la littérature mondiale, et d'apprendre en outre des langues rares, peu parlées, pour ouvrir à la philologie des littératures encore méconnues. À l'échelle du chercheur individuel ou de la communauté scientifique des philologues, il devient alors possible selon eux de compenser l'éclatement redoutable des langues et il suffit pour cela d'un peu d'humilité et de beaucoup de patience. Les radicaux, pour leur part, soulignent le caractère indépassable de la Babel mondiale. Et les conséquences pour la littérature mondiale sont majeures. Il est ainsi arrivé à Gayatri Spivak de soutenir que l'idée même d'une littérature mondiale, parce qu'elle s'accompagne du rêve de penser ensemble des cultures littéraires sans rapports, est inéluctablement dominatrice. Le projet même d'une littérature mondiale implique pour elle la soumission des littératures du monde à des critères communs qui sont, dit-elle, toujours imposées par les philologues des universités les plus riches d'Amérique du Nord. Plus récemment pourtant, elle a envisagé que la confrontation des étudiants à des textes culturellement éloignés d'eux et qu'ils liraient en langue originale puisse contribuer à l'acquisition d'une "Transnational literacy", d'une sensibilité littéraire transnationale. Cette ambition pédagogique, étroitement liée à la langue originale des œuvres, se situerait à l'horizon de la littérature mondiale si Spivak n'en avait pas dénoncé l'idée même. Moins radicale parmi les radicaux, mais pourtant auteure d'un "Against World Literature", "Contre la littérature mondiale", Emily Apter s'inspire, on l'a vu, des travaux de Barbara Cassin sur les intraduisibles en histoire de la philosophie. Cassin a publié un très remarqué "Vocabulaire européen des philosophies", qui concentre son attention sur les notions qui n'ont que difficilement pu passer d'une langue dans une autre, le "logos" grec, le "je ne sais quoi" français, ou le "Dasein" allemand. Ces notions sont des intraduisibles, non pas parce qu'ils ne peuvent pas être traduits, mais parce qu'ils ont sans cesse besoin d'être retraduits pour faire sens dans une autre langue. Emily Apter a proposé de faire la même chose pour la littérature mondiale. Les intraduisibles y souligneraient les zones d'échange difficiles, les efforts réitérés de compréhension mutuelle et les malentendus en matière littéraire. Comment a-t-on traduit et retraduit dans d'autres langues que le japonais les termes de "haïku" ou de "monogatori" ? Que devient la notion de vers libre ou de nouveau roman ailleurs que dans les régions francophones ? Voilà le programme que nous a proposé Emily Apter en 2013. S'il se réalise, il aura fait de la traduction, ou plutôt de la traduction comme quête impossible, une ressource inédite pour penser, lire et interpréter la littérature mondiale. Quoi qu'il advienne de ce programme ambitieux, cependant, le dilemme de la traduction demeurera constitutif de la littérature mondiale. [MUSIQUE] [MUSIQUE]